L’EMB est reconnu par le gouvernement belge depuis 1999. Ces 22 années ont été tout sauf un long fleuve tranquille. Qu’est-ce qui explique, selon vous, cette difficulté à gérer l’islam de Belgique de manière apaisée ?
Plusieurs raisons. Je commencerais peut-être par la première : dès le départ, les autorités belges ont reconnu un culte sans qu’il soit d’abord organisé. La loi elle-même le dit: l’État ne reconnaît que les cultes organisés. En ce qui concerne l’islam, on a reconnu le culte puis demandé aux musulmans de s’organiser ensuite. La majorité des musulmans en Belgique sont des musulmans sunnites. Comme on le sait, sans clergé commun, sans hiérarchie religieuse, même si la communauté chiite, minoritaire, a son clergé religieux. Difficile donc d’imaginer une organisation, comme l’est déjà le culte catholique. Nous avons aussi une diversité de communautés, parce que la Communauté musulmane provient de différents pays. C’est une réalité qu’on ne peut pas ignorer. Réalité spirituelle, culturelle, d’enracinement… On parle d’identités multiples. Je pense qu’on ne peut pas dire aux gens : « Oubliez d’où vous venez ! ». Il faut reconnaître cette dimension plurielle et multiple mais ancrée dans le contexte dans lequel nous vivons.
Qu’évoque pour vous cette expression « islam de Belgique » ?
Quand on voit la définition que lui donnent certains média, il y a de quoi s’interroger. Selon certains, un imam qui vient de Lille ou de Paris et qui donnerait une conférence ici le mettrait en rupture avec l’islam belge. On ne peut pas poser des clôtures imaginaires autour de l’islam. Car, l’islam, comme toutes les religions et tous les systèmes de conviction est une religion universelle. Dans le film Le Destin, le grand cinéaste égyptien Youssef Chahine fait dire à un de ses personnages : « La pensée à des ailes et personne ne peut arrêter son envol ». L’islam est une religion universelle, il y a un patrimoine, des racines et une histoire cultuelle et culturelle.
Quelle définition peut-on en faire dans ce cas ?
Pour moi, quand on parle de l’Islam belge, je veux plutôt y voir la notion de religiosité. L’Islam nous montre très bien, à travers son histoire, qu’il a su s’adapter à toutes les cultures. C’est ainsi que l’Islam maghrébin n’est pas l’Islam du Moyen-Orient, ni celui de l’Extrême Orient. Il est imaginable d’avoir un islam belge ou européen dans ce contexte là, dans celui de la religiosité. Mais dire que pour construire un Islam belge il faut un islam coupé de ses racines, de son patrimoine et sans références, c’est la preuve d’une méconnaissance de ce qu’est la conviction et de la pensée humaine. En réalité, c’est un peu prendre le risque de déraciner des personnes et peut être ouvrir la porte vers la radicalisation d’un autre genre et c’est ce que nous combattons pour une société plurielle et un meilleur vivre ensemble.
Les autorités belges ont-elles leurs responsabilités, selon vous, dans l’échec d’une approche sereine du culte musulman ?
Ce sont les autorités belges de l’époque, dès la reconnaissance du culte musulman en 1974, qui ont fait appel à des États étrangers pour gérer le culte ! C’est une erreur qui a été commise dès le départ. Ce n’est pas une erreur dans le chef de la communauté musulmane et que d’ailleurs on veut maintenant porter sur son compte. Ce ne sont pas les musulmans qui sont allés chercher des personnes de l’extérieur pour gérer leur culte. Les autorités belges de l’époque sont celles qui ont confié la gestion de l’islam à des états étrangers.
Dans les années 1990, le dossier du culte musulman a évolué, un conseil des sages a été mis en place. Et puis un Exécutif provisoire qui avait comme mandat de réfléchir à la manière d’organiser le culte musulman. On a ensuite expérimenté des élections générales à plusieurs reprises mais aussi tenté de partir des communautés religieuses des mosquées.
Cela ne règle pas encore les problèmes de fond…
En effet, on reste encore dans des difficultés au niveau de l’organisation du culte parce qu’une autre forme préexistante, au niveau d’autres cultes, ne peut correspondre à l’organisation du culte musulman. On veut un culte démocratique mais on n’assume pas les conséquences de la démocratie comme le pluralisme, les règles de la majorité, etc. Si vous êtes 17 personnes et que2 ou 3 s’opposent, c’est un drame et immédiatement la presse s’en mêle, ce qui n’est pas du tout une critique de presse. Il est tout à fait normal qu’il y ait des divergences et des différences de point de vue entre les gens. Mais les règles de la démocratie doivent s’imposer. A partir du moment où un PV a été adopté à la majorité, il doit être respecté. Si les gens ne sont pas contents lors d’une réunion mais que la majorité a validé la décision, les personnes mécontentes doivent-elles pour autant sortir publiquement et dénigrer l’institution en demandant sa chute ? Léon Gambetta lui-même, homme d »état français, disait si justement : » Si un ministre est en désaccord avec une décision qui est le résultat d’un consensus ministériel, il se soumet ou se démet. » C’est un peu la même logique qui devrait s’appliquer au sein de cet organe chef de culte.
Y- a-t-il aussi un problème de compétences au sein l’EMB ?
Certaines mosquées n’ont pas toujours délégué les bonne personnes et les plus compétentes. En effet, pour la gestion du culte, il y a des gens, par exemple, qui ne savaient pas pourquoi ils étaient à l’Exécutif. D’autres imaginaient que l’Exécutif était une sorte d’État dans l’État. Je me rappelle que lors des élections de 1998, les affiches des candidats à l’Exécutif ressemblaient à des affiches politiques. « Votez pour moi, je vais faire ceci ou cela, réaliser tous les rêves de la communauté musulmane, etc. » Alors que ce n’est qu’un organe de gestion du temporel du culte musulman. Mais malgré tout, la communauté musulmane a fait des efforts et a essayé de s’organiser et de se structurer en créant aussi des institutions et un organe administratif, l’Exécutif, et un organe spirituel qui est le Conseil des théologiens. Un Conseil dont nous voulions qu’il puisse être la référence pour les affaires théologiques. Ceci dit, cela n’a pas empêché, malgré tout, certaines mouvances d’aller chercher ailleurs, en dehors de la Belgique, des avis théologiques, par conviction ou par défi.
Vous parliez d’ingérence au sein de l’EMB. Pouvez-vous préciser ?
On n’a pas laissé le culte musulman s’organiser seul. Il y a beaucoup d’ingérences et notamment politiques. Je ne parle pas ici d’ingérences étrangères cela, on est capable de les gérer, de les maîtriser et même de les refuser. Ce que nous avons fait, au demeurant. Mais quand vous avez une ingérence politique interne cela pose un vrai problème. Je voudrais ici citer comme témoignage un passage d’une carte blanche du 22 décembre 2020, soit une semaine après ma démission, écrite par Monsieur Jean-François Husson (fondateur de l’Observatoire des relations administratives entre les cultes, la laïcité organisée et l’Etat : Oracle-Craig) : « Il apparait paradoxal qu’un des principaux acteurs ayant cherché à limiter ces ingérences étrangères, notamment dans le cadre de projets de formation des imams, soit aujourd’hui la cible des propos ministériels« .
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Quand vous avez des politiciens qui choisissent telle ou telle personne, parce qu’ils sont dans l’opposition à l’institution qu’est l’EMB, et donc pour les soutenir contre cette institution. Donc cela crée des problèmes et déstabilise le culte musulman. Cette situation serait inimaginable dans le cadre d’un autre culte.