DiverCite.be a rencontré Rachid Madrane, le Président du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale. Avant d’occuper ce poste il fut tour à tour conseiller communal, échevin, député régional puis député fédéral avant de devenir en 2014 Ministre de l’Aide à la Jeunesse, des Maisons de Justice, de la Promotion de Bruxelles, et chargé de la tutelle sur la Commission communautaire française. Suite aux évènements qui ont frappé nos voisins français après la mort de Nahel Merzouk le 27 juin dernier, nous voulions connaître son avis sur la situation de l’aide à la jeunesse aujourd’hui en Belgique.
DiverCite.be : Quand vous avez intégré votre poste de ministre d’Aide à la jeunesse, quels ont été vos premiers chantiers ?
Rachid Madrane : Nous avons fait le constat que c’était un secteur sous financé et qui n’a pas eu l’intérêt qu’il méritait depuis des décennies.
La première loi de protection de la jeunesse date de 1965. La matière se communautarise en 1991 et c’est là que se met en place « le décret de l’Aide à la jeunesse ». Un décret qui misait sur l’aspect protectionnel et c’était assez novateur. Le problème, c’est qu’il n’y avait pas assez de moyens, ni assez de personnel. Notre ambition était de faire évoluer le secteur. Nous sommes alors en 2019 et l’ancien décret a 27 ans. Il fallait donc le réadapter et le moderniser. Les mineurs de 1991 ne sont plus ceux de 2019. La société a changé et il fallait donc faire évoluer le secteur.
Nous n’avons bien sûr pas entamé une révolution, mais effectué une évolution. Pour cela, nous avons pensé à trois grands principes : redonner ses lettres de noblesse à la prévention, déjudiciariser le secteur et placer les jeunes et les familles au cœur du dispositif en redonnant des droits aux mineurs et en les associant aux processus le plus rapidement possible.
Nous étions aussi essentiellement dans l’aspect curatif et non pas préventif. La prévention existait, mais prise en charge pas le SAJ* (service d’Aide à la jeunesse) on a sorti la prévention du service d’Aide à la jeunesse pour en faire un élément autonome, un dispositif à part entière. Pour cela, nous avons travaillé avec les AMO ( Aide en Milieu Ouvert) dans les quartiers. Nous avons aussi mis en place des commissions locales de préventions et des conseils de préventions qui chapeautent cela avec un chargé de prévention qui, lui, coordonne toutes les actions de prévention dans une zone précise. Création également de MADO, Maisons pour adolescents. L’idée était de réunir en un seul lieu toutes les compétences pour aider le jeune.
DiverCite.be : autre axe, déjudiciarisé l’Aide à la jeunesse ?
Rachid Madrane : Oui ! Nous nous sommes dit « est-ce le rôle du juge de la jeunesse de s’impliquer dans l’axe social ? » Un juge par définition est là pour juger. L’Aide à la jeunesse relève du social. Cela n’a pas été simple, mais finalement nous avons décidé de laisser le social aux services de l’Aide à la jeunesse et si une décision de justice doit être prise lors d’une situation qui s’y prête à ce moment-là faisons appel aux juges qui prendront une décision de placement.
DiverCite.be : Les problèmes qui touchent un enfant ou un adolescent commencent généralement dès les premières années. Y a-t-il un travail transversal entre les différents niveaux de pouvoirs pour déceler ses problèmes le plus tôt possible ?
Rachid Madrane : Nous sommes un État fédéral avec des compétences qui sont morcelées et c’est parfois un vrai handicap. Prenons la France qui est un État jacobin centralisé, on ne peut pas dire que cela se passe mieux. Je dirais même que ça se passe moins bien. Le secteur de l’Aide à la jeunesse en France est dans une situation apocalyptique, ce qui n’est quand même pas le cas en Belgique même si la situation n’est pas facile. Le travail du ministre de l’Aide à la jeunesse c’est d’abord de faire comprendre à ses collègues, mais à l’ensemble de la société aussi, que l’Aide à la jeunesse s’est l’entonnoir de toutes les misères et de toutes les difficultés de notre société. Tout le monde n’en est pas conscient.
Parfois on a des enfants qui traînent dehors, j’utilise expressément le mot « traîner », parce que le logement est trop petit, la famille est trop grande… nous avons aussi des enfants qui sont dans des situations de grandes précarités et on pointe du doigt les parents. Ce sont parfois des mamans solos qui ont plusieurs enfants et qui sont extrêmement courageuses. Elles ont des ambitions pour leurs enfants et veulent le meilleur pour eux.
D’un point vu économique pour la collectivité, la prise en charge d’un enfant, coûte très cher. Or, on sait très bien que nos institutions n’ont pas beaucoup de moyens et expliquer à des gens qu’ investir dans l’Aide à la jeunesse c’est éviter les problèmes futurs, c’est pas toujours quelque chose d’audible aussi bien par la population que par le monde politique de manière générale.
DiverCite.be : Peut-on dire aussi que nous avons manqué d’une vraie « politique de la ville » lors des premières migrations qui aurait évité les ghettos que nous connaissons ?
Rachid Madrane : En 1989, lorsqu’on crée la Région bruxelloise, Charles Picqué, ministre-président lance « Les contrats de quartier » et j’ai travaillé avec lui sur un projet pilote à Ixelles dans le quartier de la rue Gray, mais il y en avait un peu partout à Bruxelles, et l’idée était justement de travailler sur la mixité sociale et la rénovation de l’espace public avec un accompagnement social. Cela a été une réussite, mais cela a aussi eu comme conséquence que, lorsqu’on rénove le bâti et l’espace public, d’attirer d’autres populations. C’est très bien, mais cela crée aussi une augmentation des loyers et une forme de gentrification. Dans le même temps, on a des populations qui sont là parce que toutes les vagues d’immigrations se sont installées dans les communes les plus accessibles. On préfère vivre dans un endroit où on connait les gens et qui partagent la même culture. Ce n’est donc pas toujours la faute des autorités politiques et des autorités publiques si à un moment donné les gens préfèrent rester entre deux.
Deuxième chose quand il y a la possibilité de construire des logements sociaux, par exemple à Watermael-Boitsfort, Woluwe… où il y a des terrains disponibles c’est tout de suite une levée de boucliers parce qu’on estime qu’il faut laisser des espaces verts et ne pas densifier. Mais si on ne peut pas densifier dans les zones où il n’y a pas de logements sociaux, on ne pourra pas créer de mixité.
DiverCite.be : Selon vous, pour quelle raison est-ce si compliqué ?
Rachid Madrane : Je pense qu’il y a quelque chose de diffus dans la société et qui révèle qu’en fait, on ne veut pas voir ces gens-là arriver dans nos communes riches. Si les communes riches ouvraient leurs espaces disponibles, on aurait probablement plus de mixité. Ce sont souvent les communes les plus pauvres qui ouvrent aux personnes les plus pauvres. À Molenbeek, il y a beaucoup de logements sociaux, et tant mieux parce que les dirigeants politiques sont des progressistes qui ont compris qu’il y a une problématique de logement social et que le logement en même temps que l’emploi est une des conditions de l’épanouissement individuel et donc de l’éducation.
DiverCite.be : Parlons un peu de nos écoles aujourd’hui où l’on constate depuis plusieurs années une ghettoïsation importante surtout dans les communes populaires.
Rachid Madrane : Exactement, et c’est la raison pour laquelle la Communauté française a mis en place son pacte d’excellence. Notre enseignement est fondamentalement inégalitaire et c’est aussi en lien avec le niveau économique des parents. La réussite est conditionnée par ces éléments-là.
Le pacte d’excellence est là pour essayer de corriger ces inégalités. Quand vous avez des enfants dont les parents ne maîtrisent pas la langue, comment voulez-vous qu’ils puissent accompagner leurs enfants ?
Il faut donc réfléchir à des dispositifs de remédiation avec des classes plus petites. Les besoins sont différents d’un enfant à l’autre. Sans en faire porter la responsabilité ni aux autorités ni aux enseignants. La réalité, c’est que l’on n’a pas vu ce phénomène arriver et notre grande erreur a été le manque d’anticipation. Dans les années 1960 et 1970, il me semble que cela a été moins difficile. Si je prends mon exemple, enfant, lorsque j’avais des problèmes en maths, un enseignant s’en apercevait et, très vite, on m’aidait. Aujourd’hui, il y a des dizaines et des dizaines d’enfants qu’il faut aider et cela demande plus de moyens et c’est là que je pense que notre enseignement est profondément inégalitaire.
DiverCite.be : Parlons un peu des évènements qui ont touché la France début juillet suite à la mort de Nahel. Qu’est-ce que ces émeutes nous disent sur notre société ?
Rachid Madrane : Elles nous disent qu’il y a des pans entiers de quartiers qui font partie de la France qui ont été oubliés. Des lieux qui vivent une ségrégation urbaine, sociale et scolaire, mais aussi une ségrégation en termes de mobilité. Des quartiers où le maillage associatif et social s’est peu à peu délité parce qu’on a considéré que ce n’était plus la priorité. Cette jeunesse n’a comme référent aujourd’hui que des mamans seules qui travaillent pour essayer d’élever leurs enfants. Des parents qui après x générations sont toujours dans le même type d’emplois. Je l’ai identifié, il y a très longtemps, quand j’ai fait la loi sur la discrimination à l’embauche. En Belgique et à Bruxelles en particulier, l’ethnostratification est toujours en marche. Cela veut dire qu’on retrouve les enfants de la deuxième génération dans les emplois pour lesquels on a fait venir les parents et cela encore lorsqu’ils en trouvent un. Cela nous dit aussi que ces enfants et ces adolescents ont comme référents des parents qui occupent des fonctions non valorisées, non reconnues et qu’aujourd’hui, ils n’ont pas de modèle positif auquel ils peuvent s’identifier.
Je remarque aussi que durant ces émeutes, on a pas beaucoup parlé des pères et des filles. On sait que les filles ont compris, contrairement aux garçons et depuis longtemps, que la seule issue, c’est l’école. C’est le passeport pour la liberté, elles n’ont pas d’autres voies et elles le savent, contrairement aux garçons qui pensent qu’ils ont d’autres alternatives.
Quant aux pères, ils ont divorcé de leurs femmes, mais ils ont aussi divorcé de leurs enfants. C’est donc des mamans solos qui, aujourd’hui, assument tout. Ces émeutes nous révèlent aussi que les autorités n’ont pas compris ses citoyens et ses enfants des banlieues. J’ai lu cette phrase d’un préfet qui a dit « une bonne claque et puis dodo » en culpabilisant les parents et en leur disant « vous êtes incapables d’élever vos enfants », c’est quand même de ses concitoyens dont ce préfet parle.
Chez nous, la différence est que nous avons un maillage beaucoup plus opérationnel. On s’appuie davantage sur les parents, les grands frères, les structures, les associations, etc. Nous avons aussi connu des échauffourées à de nombreuses occasions, mais on ne peut pas dire qu’aujourd’hui nos jeunes iraient jusqu’à bruler la porte d’une mairie ou casser un bus. Je n’ai pas le sentiment que la situation est exactement la même en Belgique. Je pense qu’il faut en France un grand plan pour sa jeunesse.
DiverCite.be : Comment faire pour donner un sentiment d’appartenance à ces jeunes ? Demain, une guerre éclate quelque part dans le monde, qui nous dit que quelques-uns de nos jeunes ne s’enrôleront pas comme ils l’ont fait en partant en Syrie ?
Rachid Madrane : C’est le même débat depuis 40 ans. Comme le disait Bourdieu, « les inégalités se reproduisent », mais les questionnements se reproduisent aussi. Nous sommes dans un système qui est soit le modèle français assimilationniste :« débarrassez-vous de vos oripeaux et devenez de bons Français », mais déjà qu’est-ce qu’un bon Français, soit le modèle communautariste anglo-saxon. En Belgique, la Communauté flamande se sent plus inspirée par le modèle anglo-saxon et les francophones sont plus inspirés par le modèle français. Ça veut dire que notre modèle belge est un modèle hybride parce que c’est un modèle qui reconnaît nos trois Communautés.
En Belgique, nous sommes le pays du communautarisme puisqu’on l’a reconnu légalement. C’est inscrit dans notre Constitution, mais il y a des gens qui connaissent mal leur propre pays. Autre chose, ici, contrairement à la France, les cultes sont reconnus et les jeunes veulent être reconnus dans leur identité. Est-ce que nous sommes prêts à considérer ces enfants comme nos enfants ? Malgré leur trajectoire de vie et leur histoire ? La société idéale, c’est que tout le monde partage le socle de valeurs communes sur lesquelles on ne transige pas. Après cela, chacun pourrait décliner son projet de vie en fonction de ce tronc commun.
Aujourd’hui, les jeunes ne sont ni respectés ni reconnus. Je suis de la génération de la marche des Beurs qui ont fait ce chemin de Lyon jusqu’à Paris pour dire : « on existe, on veut des droits ». Aujourd’hui, quel est le message ? « Je brûle, je vais voler le commerçant du coin et je lui pique un frigo, un micro-ondes, quelques chaussures… ». Quel est le message politique ? Il n’y en a pas. C’est la révolte contre le système, parce que « je ne trouve pas ma place ». Toutes ces questions sont là : comment rétablir l’ascenseur social alors qu’il n’ y pas d’escalier de secours ? Comment lutter contre la ségrégation urbaine et scolaire ? Pour moi, tout cela passe par la mixité et aujourd’hui, il faut oser dire les choses, il y a une ségrégation ethnique.
DiverCite.be : Elles seraient de quel ordre d’après vous ?
Rachid Madrane : Avant, c’était les origines nationales et aujourd’hui ce sont plutôt les convictions philosophiques qui distinguent les gens. La France a un problème avec ses Français de culture musulmane et un problème avec tout ce qui vient de la France/ Afrique. Chez nous, on voit bien qu’il y a encore des problèmes par rapport à tous ces jeunes issus de l’immigration arabo-musulmane et avec la Communauté subsaharienne. Être aujourd’hui un jeune noir en Belgique, c’est tout aussi compliqué que d’être un jeune noir en France. Je lisais un article dans le journal le Monde où une maman disait « quand mon fils sort, j’ai peur pour lui parce qu’être un jeune noir, même quand tu ne fais rien, on t’arrête ».
Notre différence avec la France, c’est que nous avons encore une police de proximité même s’il y en a de moins de moins. La police dans les métropoles doit être à l’image de la population qu’elle sert, comme les services sociaux. On fait encore trop venir des jeunes policiers pour travailler dans des quartiers qu’ils ne connaissent pas assez. Tout le monde doit se poser la vraie question : « ces enfants sont-ils les nôtres ou sont-ils des enfants à part ? »
Ce dont nous avons besoin, c’est de faire société ensemble. Comme ancien ministre de l’Aide à la jeunesse, je voudrais dire que l’Aide à la jeunesse en Belgique comme en France doit devenir une cause nationale. Je lance un appel aux futurs gouvernements, l’Aide à la jeunesse doit devenir une priorité.