Les Journalistes Philippe Engels et Thomas Haulotte viennent de signer un ouvrage « Sale Flic » paru aux éditions Kennes. Ce livre est le fruit d’une enquête de 5 ans. Rencontres et immersion dans l’univers de la police belge pour aboutir à un constat désolant sur l’ambiance, les moyens et les méthodes de travail. De l’aveu des auteurs, la police belge est « déboussolée, contaminée de l’intérieur par les dérives racistes et violentes».
Divercite.be a rencontré les deux journalistes qui nous ont consacré un très long entretien.


Divercite.be : En lisant votre ouvrage, on a l’impression d’être entré dans les coulisses de la police.
Philippe Engels : Ceux qui ont lu le livre disent la même chose. Or, ce n’est pas nécessairement le point sur lequel on est objectivement les plus forts. Je pense qu’on l’est plus lorsqu’on travaille sur un dossier judiciaire, lorsqu’on analyse une bavure ou le corps de la police antiterroriste. C’est là où nous sommes pertinents. Mais je trouve bien que nous soyons reconnus aussi sur cet aspect là.
Divercite.be : Vous pointez du doigt « les pommes pourries » comme vous les appelez, mais vous donnez aussi la parole à certains policiers passionnés qui vous avouent aussi être parfois pieds et poings liés. Peut-on affirmer aujourd’hui que la police belge est malade ?
Thomas Haulotte : Oui, absolument. Je pense qu’elle est structurellement malade à partir de l’instant où les petits virus de l’institution ne sont pas supprimés. Après la mort d’Ibrahima Barrie, Marc de Mesmaeker, le big boss de la police s’est exprimé sur la Première RTBF et il a dit : « Oui, c’est vrai qu’il y a des dérapages, mais ce n’est pas institutionnalisé, il n’ y a pas de problème structurel » sauf qu’on ne fait rien pour sanctionner ces dérapages et pour éviter qu’ils n’arrivent encore à l’avenir. Donc, à partir de ce moment-là, oui, l’institution est malade puisqu’elle laisse proliférer la minorité de « pommes pourries ». Il y a la violence sur le terrain et il y a aussi cette espère d’omerta. Dès qu’un agent veut évoquer des problèmes de dysfonctionnement, il est écarté voire, viré. Il y a une loi du silence.
Philippe Engels : je dirais aussi que la police est gravement malade et elle fait mine de ne pas le savoir. Au sein de l’institution et dans le grand public, tout le monde se rend compte qu’il y a un problème avec la police belge. On sait aussi que c’est un métier difficile. Surtout par les temps qui courent. La criminalité organisée se développe de manière multiforme. Malgré ces contingences : les attentats, le COVID, la montée structurelle de la criminalité organisée… C’est toujours le silence qui prédomine. Au lieu que l’état-major dise « nous avons un problème et nous allons le régler », il préfère l’omerta et cette volonté de tout cacher. C’est pour ça que nous avons titré le livre « Sale flic » parce que c’est ce que renvoie la police comme image à la population.
Divercite.be : La profession de policier aujourd’hui n’est-elle pas trop « accessible » ? Les recrues ont-elles une formation suffisante ?
Thomas Haulotte : Je pense qu’il y a de moins en moins de jeunes qui ont la vocation d’être policier. La réputation du policier n’est pas bonne. Ensuite, oui, on abaisse les critères d’exigence pour avoir des candidats. Dans le livre, on a un témoignage, je ne veux pas en faire une généralité, mais il dit : « je vais faire policier parce que je ne sais pas trop quoi faire de ma vie ». Ce que ce candidat nous dit, c’est que c’était assez facile d’intégrer la police, de passer les examens, etc. Ensuite, il y a un autre problème et plus spécifiquement à Bruxelles, c’est que des jeunes policiers qui viennent de Flandre ou de Wallonie pour travailler dans la capitale ne connaissent pas forcément la sociologie bruxelloise et forcement, s’opère là une déconnexion totale. Ils ont l’image d’une ville coupe-gorge et ils sont sur la défensive ou agressifs. Ce sont de jeunes policiers qui sont envoyés un peu aussi au casse-pipe.
Divercite.be : Enseigne-t-on à l’école de police, comme c’est le cas aux États-Unis, des approches différentes selon qu’on ait à faire à des minorités ethniques ?
Philippe Engels : Je ne peux pas répondre avec précision sur ce thème-là qu’on n’a pas vraiment abordé. Mais je répondrai de manière détournée. Pour compléter ce que disait Thomas, la formation des policiers dure 1 an. Les policiers sont ensuite envoyés sur le terrain dans des villes comme Bruxelles, Anvers où Liège. C’est complètement impossible en un an d’assimiler des matières compliquées.
En interne, on nous parle idéalement d’une formation en 2 ans. Pour moi, une autre manière de répondre à la question est qu’il faudrait améliorer la formation sur des aspects spécifiques et s’adapter à l’évolution des temps et de la cohabitation en société. Il y a aussi un vrai problème de management. C’est encore plus grave que le problème de la formation. Dans une ville comme Bruxelles, où il manque des policiers et où ce n’est pas vraiment le lieu préféré des jeunes recrues malgré le fait que c’est là qu’on les affecte, ce n’est pas normal qu’on leur donne des ordres de missions sans un briefing en amont, qui soit clair, et un débriefing après la mission.
Trop souvent, ils arrivent sur place, avec toutes les applications dont ils sont équipés, on leur dit ce qui se passe en temps réel, mais on ne les prévient pas en leur disant : « attention, vous allez débarquer dans tel secteur, on a repéré des dealers de drogue à tel endroit, il y a eu une tension ou une manifestation il y a quelques jours et donc c’est très tendu… » Idem après la mission. C’est que les gens ignorent aussi, c’est que parfois, des combis sortent avec quatre policiers à l’intérieur et pas d’officier, pas de chef d’équipe. Lors d’une bavure sur un migrant, c’ était à Bruxelles il y a deux ans, les quatre personnes qui étaient dans le combi étaient tous inspecteurs et aucun supérieur hiérarchique pour briefer avant la mission.
Divercite.be : En lisant cet ouvrage, on découvre aussi que c’est plus simple de mener une course poursuite derrière deux jeunes en scooter qui refusent d’obtempérer (Ouassim et Sabrina morts le 9 mai 2017 après avoir été pourchassés par plusieurs véhicules de police) que d’arrêter des criminels en col blanc.
Thomas Haulotte : Il y a aussi une question d’adrénaline. On y consacre un chapitre. Refus d’obtempérer et «remise en question de mon autorité de policier». Une vraie pression pour eux et une guerre d’égo vis-à-vis des collègues.
Pour les criminels en col blanc, le problème est structurel. Qu’est-ce qui est prioritaire ? Dans le chapitre « Paroles de flics », nous l’écrivons : la police manque de moyens pour travailler sur la criminalité financière. Ceci dit, je ne pense pas qu’il existe de lien de corrélation qui affirmerait que la toute-puissance sur le terrain sert à pallier l’impuissance de la police face à la criminalité des cols blancs.
Philippe Engels : La lutte contre la criminalité organisée est en souffrance depuis plusieurs décennies. En 2014, cela s’est accentué par la présence conjointe au gouvernement de la NVA en Flandre, et du MR, seul parti francophone. À ce moment-là, on a vu le renforcement de deux choses, d’abord le moindre intérêt pour le la lutte contre la criminalité en col blanc et au même moment une volonté flamande à laquelle les francophones n’ont pas pu s’opposer : désarmer les services centraux de la police fédérale. Ils sont pourtant très importants dans la lutte contre la criminalité organisée, car cela nécessite une coordination. Malheureusement, les journalistes ne s’y intéressent pas assez. Ça ne fait pas débat dans la société. Sur ce plan-là, on contribue à quelque chose en disant : attention, il y a une logique de moindre lutte contre la criminalité financière. Et ce ne sont pas les opérations coup d’éclat, qu’on voit parfois ici ou là avec les annonces d’une opération ou on retrouve des dizaines ou des centaines de policiers à tel endroit sur le trafic de drogues, qui vont faire illusion. Donc oui, il est plus facile et il est plus apprécié dans la profession de réussir à arrêter des gamins en scooter qui n’ont rien fait et qui fuient parce qu’ils ont peur.
Divercite.be : Vous écrivez : «c’est d’abord là que se joue l’impunité policière : dans les méandres des procédures en justice»
Thomas Haulotte : Oui, c’est le cas de la plainte contre les policiers qui ont causé la mort de Sabrina et Ouassim. La décision est tombée et il y aura bien un procès, mais cela fait 6 ans que les faits se sont passés. Les familles n’ont rien lâché, mais combien de familles ont laissé tomber parce que les procédures sont longues, couteuses et difficiles ?
Divercite.be : Pourrait-on dire que notre pays se trouve aujourd’hui dans un vrai revers judiciaire ?
Philippe Engels : contre le trafic de drogue, la lutte contre la fraude fiscale organisée ou la lutte contre la corruption, on a une police ou un l’État belge qui est complètement débordé par la situation. Il n’est pas normal que des policiers, il y a 10 ou 20 ans, pensaient que c’était la dignité du métier que d’essayer de traquer ou d’anéantir des réseaux de criminalités organisées, jusqu’à aboutir à des procès en justice et des condamnations (très rares, mais quand même) et aujourd’hui dans ces équipes, la satisfaction d’arriver au moins à une transaction pénale suffit.
Divercite.be : Manque de volonté politique ou manque de moyen ?
Philippe Engels : Les deux ! Difficultés de cohabitation aussi entre la police et la justice. L’angle que nous avons choisi c’est : comment réagissent les policiers par rapport à ça ? Et je pense que les mots « découragement » et « frustration » sont les plus évidents. On ne peut pas dire que tous les policiers qui travaillent dans la police financière sont ultra compétents et ultra formés, mais il y en a beaucoup qui le sont. Et même ceux-là sont découragés après des années de difficultés et se résolvent à ne jamais aboutir à un procès public qui est pourtant le lieu démocratique le plus pertinent et le plus évident pour avoir un décodage des faits qui se sont produits. C’est le lieu pour expliquer au public : «Voilà comment fonctionnent les criminels et comment l’État réagit à cela !». Il n’y a même plus ces moments-là. Ça se règle dans une espèce de boîte noire, à huis clos où des magistrats « négocient », et j’insiste sur le mot, avec des criminels en col blanc ou avec leurs avocats, des sommes dérisoires par rapport aux montants qui sont détournés. Le signal envoyé à la population finalement est :« tout est permis en haut et en bas de l’échelle».
Divercite.be : vous écrivez : «ces cinq dernières années, sur notre territoire, au moins treize personnes sont décédées entre les mains de la police ou suite à une altercation avec les forces de l’ordre». Mise à part Josef Schovanec, qui était d’origine slovaque et la petite Mawda qui était Kurde, tous les autres ont une origine nord-africaine ou subsaharienne.
Thomas Haulotte : Quand on est racisé, on est forcément plus suspect aux yeux de la police.
Philippe Engels : C’est une liste qui est factuelle et honnête.
Divericite.be : Suite à la « boom » organisée au Bois de la Cambre, et à ses débordements pendant le Covid, on s’est souvenu que l’incivisme pouvait aussi venir des jeunes issus des « beaux quartiers » bruxellois.
Thomas Haulotte : La Belgique avait les yeux braqués sur cet événement. Tous les médias étaient présents. Le contraste avec la manifestation après la demande de non-lieu dans le cas d’Adil est saisissant. À Anderlecht, il y avait beaucoup moins de médias et il n’y avait donc pas l’œil de la société qui regarde à certains endroits et pas à d’autres. C’est là où il y a une différence. Le policier se sent moins surveillé.
Philippe Engels : j’aimerais aussi évoquer un livre qui vient de paraitre en même temps que le nôtre « Flic de merde » de Vincent Gilles, Président du SLFP Police et Vincent Houssin le Vice-président. Ce syndicat ne s’exprime pas de la même manière que la CGSP par exemple, qui incarne la gauche syndicale. Je suis frappé, à travers ce livre, de sentir que les auteurs, deux patrons de syndicat, ont une vision de la société qui est très dichotomique avec les « bons citoyens », et derrière cela on peut entendre les citoyens blancs et les autres. Alors, ils n’utilisent pas le mot, mais cela percole assez clairement avec quelques expressions comme ce qu’ils appellent à plusieurs reprises dans le livre : « La racaille, les crapules ». On sent qui ils désignent comme « les dangers » ou les «auteurs de problèmes». Ils nient au passage les violences policières. Ceux qui mettent le feu à Bruxelles, ce sont des jeunes des quartiers difficiles, masqués. On sent dans cette enquête, fruit de plusieurs années, une appréciation teintée de xénophobie et de racisme. J’insiste sur le mot «teintée» de xénophobie et de racisme.
Divercite.be : Nous avons longuement relayé les trois décès de détenus du complexe cellulaire de la rue Royale : Ilyes Abbedou et Mohamed Amine Berkane en 2021 et Sourour Abouda début janvier 2023. Vous en parlez peu.
Thomas Haulotte : Pour Sourour Abouda nous remettions le manuscrit et le temps nous a manqué pour ce cas précis.
Philippe Engels : Le timing était mauvais pour nous, nous devions sortir le livre et nous avons eu peur d’être dépassés par les faits et de ne pas avoir le regard et le recul suffisant pour traiter de ce dossier-là.
Thomas Haulotte : Trois morts en deux ans, il y a de quoi se poser des questions, mais il n’y a pas que là où il y a eu des morts. C’est au commissariat de Saint Josse, rue de Brabant, qu’est décédé Ibrahima dans des circonstances étranges. Il s’est senti mal et il y a eu beaucoup de temps passé avant qu’on ne remarque qu’il faisait un malaise.
Philippe Engels : Lors d’une arrestation judiciaire, le code de police dit qu’il faut une surveillance permanente des détenus. Dans tous les cas que nous avons suivis, que ce soit celui d’Ibrahima ou des morts de la garde zonale Bruxelles-capitale-Ixelles, on constate qu’il y a une zone d’ombre. Les caméras n’ont pas fonctionné ou d’autres choses. Pourtant, il y a une solution toute simple, c’est de faire ce que la loi et le code de police prévoient : avoir un regard permanent, sans jouer en même temps à Candy Crush, car c’est une situation délicate. Le détenu peut avoir une mauvaise santé, il peut-être suicidaire… Là on entre dans un problème systémique déjà évoqué. Pas de briefing et de débriefing, pas de présence des officiers, pas de consignes disant « Attention, vous qui êtes en service de garde, soyez attentifs».
Divercite.be : Quel message voulez-vous transmettre avec ce livre ?
Thomas Haulotte : ouvrir un débat sur quel type de police nous voulons. Dans un an, nous aurons les élections et l’extrême droite flamande risque de prendre le pouvoir. Dans leur plan, mettre en place une police sécuritaire et répressive est prioritaire. À Bruxelles et en Wallonie, nous devons savoir quelle police nous voulons : discrète, omniprésente… ouvrir le débat et mettre en lumière les cas de violences policières est très important pour moi.
Philippe Engels : Après 10 années de difficultés, de crises politiques et institutionnelles, on aurait tendance à croire qu’il n’y a pas de problème parce que ce gouvernement est un peu plus stable que le précédent, mais à chaque fois, notre justice est tancée. Critiquée pour ne pas appliquer les décisions de justice européenne ou des droits Humains. Je pense aussi au comité P, le contrôle de la police des polices. Ce n’est pas normal qu’il y ait un relâchement de cet organe. À un an des élections, il faut être attentif. Ce que nous disent les officiers de l’Intérieur ou les syndicalistes de l’Intérieur, c’est que les plans existent pour découper la police et la régionaliser. En Flandre, ils ont une stratégie claire et depuis des décennies. C’est quand même une société repliée sur elle-même et hautement sécuritaire.