Ce mercredi 22 février 2023, c’est la date anniversaire de la vague de protestation en Algérie, initiée par le peuple pour la démocratie et les libertés. En février 2019, le Hirak (nom du mouvement, en arabe) avait conduit à la chute du président Abdelaziz Bouteflika, mais la contestation avait une ambition plus grande, la redéfinition totale du pouvoir en Algérie. Un bras de fer, long et difficile, s’est ensuite engagé avec les nouvelles autorités qui, aujourd’hui, sont plus répressives que jamais. Pour cette date commémorative, Divercite.be a rencontré Saïd Salhi, vice-président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (aujourd’hui dissoute). Ce militant vit en exil en Belgique depuis juin 2022.
DiverCite.be : Saïd Salhi était-il plus facile de faire de l’activisme en Algérie sous l’ère d’ Abdelaziz Bouteflika plutôt que sous celle de l’actuel président Abdelmadjid Tebboune ?
Saïd Salhi : Oui ! Dès 2009, avec le Conseil des droits humains, on a pu travailler avec tous les acteurs de la société civile, mais pas seulement. Nous avons organisé, à partir de 2012, ce que nous avons appelé le Forum des droits humains, qui est le rendez-vous annuel du mouvement des droits humains, à l’occasion de chaque célébration de la Journée mondiale. C’était l’occasion de réunir toutes les organisations à l’échelle nationale, notamment Amnesty, les syndicats, les associations féministes, etc. Nous avons réuni tous ces acteurs à Bejaïa, en Kabylie. Nous avions quelques interdictions, mais nous avons toujours pu fonctionner grâce aux réseaux que nous avons créés.
De 2009 à 2015, nous avons toujours obtenu les autorisations de l’administration locale pour organiser nos réunions et nos activités dans des salles publiques. Nous avons fait plusieurs conférences, séminaires et universités d’été et nous n’avons jamais été interdits. Les premières interdictions, c’est en 2015 qu’elles ont commencé à tomber.
L’Algérie n’a jamais été un pays des droits de l’homme, mais comment expliquez vous ce changement de paradigme vers le tout répressif ?
Saïd Salhi : Le pouvoir est encore traumatisé par le Hirak né en février 2019. Il a peur de la rue et des organisations autonomes. On sent que le pouvoir est en train de prendre sa revanche sur toutes les organisations qui ont accompagné le Hirak. La Ligue algérienne des droits de l’homme a été la première organisation à prendre position en faveur de ce mouvement populaire. Nous avons fait la première déclaration, 3 jours après le début du mouvement contestataire, en nous engageant aux côtés du peuple contre le 5e mandat de Bouteflika.
Pour ma part, j’ai été arrêté le 26 février, soit 4 jours après le début du Hirak, lors de la première marche des étudiants. Le pouvoir nous a alors accusés d’être derrière le Hirak alors que nous ne faisions qu’accompagner un mouvement populaire. Pour nous, le mouvement fut un miracle, une révélation des revendications des droits humains. Nous, au niveau de la Ligue des droits humains qui étions isolés, nous trouvions enfin un écho dans la rue.
Vous vous sentiez marginalisés avant cela ?
Saïd Salhi : Et même parfois diabolisés par les autorités. On nous a accusé d’être les porte-voix de l’Occident et des agences internationales, des ONG internationales. Puis, lorsque nous avons vu le Hirak s’exprimer dans la rue, nous nous sommes dit «c’est notre mouvement, c’est le fruit, non seulement de la Ligue, mais aussi de toute la société civile qui s’est engagée pendant des années». Notre soutien au Hirak a été perçu comme une trahison. On nous a accusé d’être les instigateurs du Hirak et cela a été stipulé clairement dans le jugement du procès qui nous a été intenté, allant jusqu’à nous accuser d’être les saboteurs des réformes entreprises par le régime. Ce reproche a été fait à la Ligue mais aussi à toutes les organisations qui ont pris position en faveur du Hirak.
J’ai d’ailleurs été arrêté le 25 février 2019 à Alger et accusé d’exploiter et instrumentaliser le Hirak. Il faut savoir qu’aujourd’hui, toutes les associations, les ONG et les partis politiques qui ont pris position pour le Hirak sont aujourd’hui dissouts et certains de leurs membres et fondateurs arrêtés et emprisonnés ou subissent des pressions et des intimidations parce que le pouvoir a peur du retour du Hirak.
Peut-on imaginer que le peuple algérien, qui est un peuple revendicateur, pourrait en rester là ?
Saïd Salhi : Je pense que le pouvoir est pris au piège par ses propres enjeux claniques. Le mouvement de 2019 est le fruit d’une crise de succession au sommet, entre le clan qui soutenait la candidature de Bouteflika et ceux qui y étaient réticents. Ce mouvement là a permis au pouvoir de régler ses comptes à l’intérieur du régime. Au début du Hirak, le chef de l’état-major a essayé de récupérer le mouvement de contestation afin de le retourner contre Bouteflika.
Puis, ils ont réalisé que le Hirak n’était pas seulement mené contre le 5e mandat de Bouteflika, mais dans le cadre d’un changement radical et plus profond et que l’armée était au centre de la revendication populaire, c’est-à-dire la démilitarisation du pouvoir et du système politique.
Vous voulez dire que le président Tebboune a essayé de récupérer le mouvement du Hirak?
Saïd Salhi : Oui et dès son élection. On a vu comment il a décrété la journée « Journée nationale », il parlait de Hirak «Béni» et constitutionnalisé. Et tout cela dans le but de récupérer le mouvement. Il parle d’un Hirak authentique, celui qui lui a permis de prendre le pouvoir serait un « Hirak dévié » après 2019.
Quand ils ont réalisé que ce mouvement de contestation était surtout un désir de changement de système et pas seulement un changement de personnes, cela n’a pas plu. Ils ont pris conscience que le Hirak leur échappait et donc, il fallait s’en débarrasser.
Quelles ont été les méthodes mises en place pour phagocyter le Hirak ?
Saïd Salhi : En jouant sur les traumatismes des Algériens, en le définissant comme mouvement proche des cercles terroristes. J’ai toujours pensé que les traumas de la décennie noire étaient passés, mais c’est faux. Avec le recul, je me rends compte que finalement, la question n’a pas été réglée et les traumatismes sont très puissants et très présents.
Sachez que le pire qu’il puisse arriver à un militant, c’est d’être accusé de terrorisme. Ce n’est pas tant l’accusation qui affecte, mais plutôt l’ image qui a marqué profondément la société algérienne. Quand le régime a amendé l’article 87 bis du Code pénal en élargissant la définition du terrorisme, la pire chose pour un militant pacifiste, ça a été d’être accusé de terroriste.
La symbolique, au-delà de la peine prison qui attend celui qui en est la cibile, est terrible pour un Algérien militant des droits de l’homme. Cela a brisé pas mal de personnes et leurs familles qui ont honte de cette accusation portée contre l’un des leurs. Cela rappelle trop douloureusement les années 1990. Le pouvoir, à ce niveau-là, a gagné car le mouvement a reculé. Être emprisonné est une chose, l’être pour terrorisme en est une autre.
Où en est le pays aujourd’hui trois ans après le début de ce mouvement populaire ?
Saïd Salhi : Les gens se disent que rien n’a changé. Le système est revenu plus fort avec un arsenal répressif plus dur. Après le pacifisme il reste la violence, mais les Algériens ne veulent pas sombrer dans la violence. C’est pour ça qu’aujourd’hui il y a un blocage et un statu quo. Les gens acceptent ce blocage parce qu’ils ne veulent pas basculer dans la violence.