Le samedi 12 août dernier, six Afghans sont morts dans le naufrage d’une embarcation alors qu’ils essayaient de traverser la Manche pour rejoindre l’Angleterre. Le bateau menait probablement 65 à 66 personnes, selon la préfecture maritime de la Manche. La mort de ces candidats réfugiés ne dissuadera probablement aucun migrant à long terme tant leur espoir d’une vie meilleure est un moteur puissant de leur mobilité. Les morts de la Manche s’ajoutent à ceux de la Méditerranée, plus de 20.000 en deux décennies ! C’est l’occasion de faire un petit retour en arrière sur la question migratoire française et les déclarations qui avaient été faites en 1989 par Michel Rocard, alors Premier ministre du Président Mitterrand, qui avançait que: « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». DiverCite.be vous explique pourquoi il s’agit là d’une des plus grandes erreurs d’analyse de la gauche socialiste française.
La France et sa politique migratoire restent une question centrale pour les différents gouvernements qui se sont succédé depuis le 4 octobre 1958 et l’avènement de la 5e République. Alors que le 19e et le début du 20e siècle avaient vu de fortes émigrations vers les colonies, l’immigration vers la métropole devient significative au moment où se noue le drame de la guerre d’Algérie. La période des indépendances dans le Tiers-Monde correspond en effet à la période de l’explosion de l’immigration vers le Nord Ouest de l’Europe. Il n’est pas surprenant de constater que l’immigration vers la France explose également au moment où la guerre d’Algérie bat son plein. Comme l’avait bien vu le sociologue Abdelmalek Sayad, immigration, émigration et colonisation sont des phénomènes qui ne sont pas étrangers les uns aux autres [1].
Dès l’insurrection de la Toussaint 1954 qui marque le début de la guerre, certains choisissent l’option du combat pour la libération contre la France alors que d’autres font le choix de refuser l’option de l’indépendance et que d’autres, encore plus nombreux, décident tout simplement de partir. En 1954, on enregistre pas moins de 211 000 départs vers la métropole, parmi eux des colons, mais aussi des Algériens musulmans. En 1962, ils sont 350 000 à rentrer. Sur l’ensemble de la période, c’est plus d’un million de personnes qui sont rapatriées en métropole.
Depuis la fin des colonies françaises, dont la guerre d’Algérie constitue l’épilogue ou presque, des milliers de migrants originaires des différents coins de l’ancien empire français arrivent sur le sol hexagonal chaque année. Ils viennent essentiellement d’Afrique, mais aussi d’Asie. Après la chute du mur de Berlin, ils proviendront aussi en grand nombre d’Europe de l’Est.
Depuis plus de 60 ans, la France tente de gérer comme elle peut ces flux migratoires entrants. Elle est aussi l’une des sociétés européennes où la crispation identitaire autour de ces questions est la plus forte. En témoignent, les succès du Rassemblement National de la famille Le Pen élection après élection.
Malgré les grandes difficultés face auxquelles le phénomène migratoire place la France, le pays est parvenu bon gré mal gré à trouver de fragiles équilibres et à tirer un bénéfice des migrations successives. Le slogan Black, Blanc, Beur né dans le sillage des victoires de l’équipe nationale de football en est une illustration symbolique et emblématique.
Si l’on se penche sur les années récentes, on s’aperçoit rapidement que la question de l’intégration connaît quelques succès, mais que l’accès au territoire reste une équation non résolue. Malgré les crispations politiques, l’immigration vers la France reste très active et difficile à réguler, comme elle l’est de manière générale dans le reste du monde.
Selon l’INSEE, 246 000 immigrés sont entrés en France en 2021, contre 272 000 en 2019. Sans verser dans les fantasmes de la pseudo-théorie du grand remplacement, force est de constater que ces flux d’entrées annuelles depuis plusieurs décennies ont changé le visage démographique de la France et en particulier des grandes villes.
Selon les derniers chiffres de l’INSEE (Institut National de la Statistique et des Études Économiques) relatifs à l’année 2022, il ressort de cela que la France compte 7 millions d’ immigrés[2], ce qui représente 10,3 % de la population totale. Parmi eux, 2,5 millions, soit 35 % ont acquis la nationalité française. La population étrangère[3] vivant en France quant à elle s’élèverait à 5,3 millions de personnes, soit 7,8 % de la population totale.
Toujours selon l’étude menée par l’INSEE pour l’année 2022, 48,2 % des immigrés qui vivent en France sont nés en Afrique contre 32,3 % nés en Europe. Les pays de naissance les plus fréquents des immigrés sont l’Algérie (12,5 %), le Maroc (11,9 %), le Portugal (8,2 %), la Tunisie (4,7 %), l’Italie (4,0 %), l’Espagne (3,5 %) et la Turquie (3,3 %). Près de la moitié des immigrés sont originaires d’un de ces sept pays (48 %) [4]. Ces chiffres montrent que la France reste une destination importante pour de nombreux migrants. Elle continue probablement à faire rêver par son histoire et sa vocation à être une terre de libertés, même si le Canada et les USA dépassent la France avec des chiffres d’entrée bien plus vertigineux.
Pourquoi des États comme la France ont-ils autant de mal à communiquer sur les questions de migration?
Pourquoi ce sujet est-il le plus difficile à manipuler pour les femmes et hommes politiques ? Lorsqu’en 1989, Michel Rocard prononce cette phrase devenue célèbre «Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde », devant la journaliste Anne Sinclair dans son émission phare 7/7 sur la chaîne TF1, François Mitterrand estimait lui aussi que la France avait atteint son «seuil de tolérance». L’année 1989 est un tournant. C’est aussi à ce moment qu’on observe les débuts de l’enracinement du Front national, formation politique devant laquelle le Parti socialiste au pouvoir de François Mitterand reste impuissant.
Le Président, comme son Premier ministre de l’époque Michel Rocard, essayent alors d’identifier une ligne politique qui emprunte au récit classique de la droite avec l’objectif conscient de récupérer les électeurs des classes populaires séduits par la montée en puissance du mouvement de Jean-Marie Le Pen. Les élus locaux du Parti communiste de l’époque ne sont d’ailleurs pas dans une perspective très différente. Michel Rocard persistera et signera lorsqu’il sera amené à défendre ses déclarations devant l’Assemblée nationale. Il précisera encore : «Il y a, en effet, dans le monde, trop de drames, de pauvreté, de famine pour que l’Europe et la France puissent accueillir tous ceux que la misère pousse vers elles».
Dans un article publié dans Le Monde en 1996, puis lors d’un discours à l’occasion du 70e anniversaire de la Cimade (Comité intermouvements auprès des évacués) en 2009, Michel Rocard trouvera injuste que la presse et le monde politique (en particulier ceux hostiles à l’immigration) ressuscitent sa phrase en toute circonstance. Il dira qu’elle a été mal comprise, mal formulée et jamais énoncée dans une volonté d’arrêt strict de l’immigration. « La France ne peut accueillir toute la misère du monde » reprise par la droite est selon son auteur amputée de la deuxième partie de la citation qui indiquait: « La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part. »
Reste que la phrase de Michel Rocard – avec ou sans son complément – est l’une des plus grandes erreurs d’analyse de la gauche socialiste française. Elle est doublement erronée comme le démontreront ultérieurement de nombreux travaux scientifiques. Primo, la France n’accueille pas une part essentielle des migrations dans le monde.
Aujourd’hui, ce sont les pays du Sud qui accueillent proportionnellement le plus grand nombre de migrants originaires du Sud. Pas plus hier qu’aujourd’hui. Ce sont souvent les pays les plus pauvres (Pakistan, Liban, etc.) qui prennent le plus gros fardeau dans l’accueil des migrants et réfugiés. Secundo, les migrants et demandeurs d’asile ne peuvent pas être réduits à cette métaphore méprisante de la misère du monde. Ce sont rarement les plus pauvres parmi les plus pauvres qui peuvent se permettre de se déplacer en quête d’un avenir meilleur. Ce sont même souvent les populations les plus dynamiques qui partent.
Par ailleurs, il faut bien souvent avoir pu rassembler une épargne suffisante pour organiser un départ. Et quand on sait qu’un parcours migratoire peut coûter plusieurs milliers d’euros, cela relativise la portée du discours de l’époque. Quant à la malheureuse idée mitterrandienne qu’il existerait un seuil de tolérance, elle ne repose tout simplement sur aucun fondement scientifique…