C’est l’histoire d’un rêve brisé, celui d’une jeune femme belge d’origine algérienne qui s’était forgé un destin exceptionnel. Première journaliste issue de la diversité à présenter un journal télévisé sur la chaine publique nationale (RTBF), elle sera présente sur le petit écran pendant près d’une vingtaine d’années. Ce métier lui forge une notoriété nationale et une grande popularité. Le monde politique l’a bien compris et c’est le parti libéral de centre-droit, le Mouvement réformateur, qui choisit de la propulser au poste prestigieux de Ministre des Affaires étrangères en juillet 2022. Moins d’un an après sa nomination, les appels à sa démission se multiplient. Prise au piège d’une polémique d’une rare violence sur la délivrance de visas à une délégation iranienne, son siège vacille et avec lui l’équilibre de toute la coalition gouvernementale. Qu’elle survive à cette crise ou non, le rêve d’Hadja s’est d’ores et déjà brisé.
Le parcours à succès de cette Belgo-Algérienne dont les origines remontent en Kabylie, région montagneuse d’Algérie, est un rôle-modèle pour de nombreuses jeunes femmes. Hadja Lahbib est une pionnière et un exemple pour celle qui pensaient ne pas être nées dans la bonne famille pour avoir une carrière dans les médias ou une carrière tout court. Si elle dut imposer ses choix, de manière parfois violente à sa famille pour affirmer sa liberté et la vivre totalement, elle garde, même adulte, des séquelles de cette enfance compliquée.
Hadja Lahbib s’est construite seule. Adolescente, elle se sentait déjà plus proche du bouddhisme que de l’islam pratiqué dans la cellule familiale : « quand j’avais 13 ou 14 ans, je m’intéressais à des livres de bouddhisme » (entretien avec Hervé Gérard). Sa carrière, elle ne la doit qu’à elle-même. Cette carapace créée pour se protéger, c’est bien avant qu’elle ne devienne une femme publique qu’elle se l’est construite.
Son plus grand mérite, c’est de n’avoir peur de rien et de tout tenter pour incarner la singularité d’une trajectoire qu’elle veut irréprochable. Quand elle arpentait les terrains de guerre, elle affirmait « j’aime être là où l’histoire s’écrit» (au micro de la RCF – Radio chrétienne francophone). Elle réalise des documentaires dont certains seront primés, publie des livres sur ses voyages, donne la parole à ceux qui ne l’ont pas, se dit attentive au destin des femmes qui connaissent la guerre ou la famine.
À la télévision après des années de présentation du JT de la RTBF, elle lance une émission culturelle mensuelle sur Arte, Le Quai des Belges. Suit une version bilingue, Vlaamse Kaai. Elle produit et présente ensuite Tout le Baz’art, encore une émission culturelle sur La Une et Arte.
En 2020, elle accepte le poste de vice-présidente du Conseil supérieur de l’éducation des médias puis l’année suivante celui de vice-présidente du CSEM (Conseil supérieur de l’Éducation aux médias) en Fédération Wallonie-Bruxelles. Avec le dramaturge et directeur artistique Jan Goossens, ils ont pour mission la préparation de la candidature de Bruxelles au titre de Capitale européenne de la culture en 2030.
« Je ne suis ni de gauche ni de droite, je suis fondamentalement libre »
Cette phrase, prononcée le jour de sa prise de fonction en tant que ministre des Affaires étrangères en juillet 2022, a surpris bien des observateurs. Jusque là, elle avait plutôt laissé transparaître un engagement des proximités et des valeurs de gauche. Sa cooptation par un parti de centre droit a beaucoup surpris parmi son entourage et notamment ses ex-collègues journalistes. C’est sans doute pour cela qu’elle s’est sentie contrainte de déclarer ensuite « je suis capitaine de mon âme ». Sincérité ? Naïveté ? Calcul ? Hadja Lahbib, en acceptant la proposition de Georges-Louis Bouchez (Président du Mouvement réformateur), choisissait de facto un camp politique, des choix idéologiques, des caps et une vision de la société. Des orientations qu’elle allait devoir incarner dans la conduite de la politique extérieure de la Belgique.
La politique n’est pas consensuelle. C’est un combat sans gong pour reprendre sa respiration. Elle exige d’apprendre à marcher en apesanteur partout et avec tout le monde. Hadja Lahbib a été propulsée ministre comme on enverrait un garde forestier régler la circulation en ville. Hadja Lahbib a sous-estimé la férocité, la brutalité et le caractère impitoyable du monde politique.
Si elle comptait sur son capital sympathie, son image lisse, fédératrice et intègre pour trouver mansuétude parmi l’opposition et indulgence, parce que novice, c’était mal connaitre la cruauté de l’arène politique. Dans ce milieu, on acquiesce sans mots vos succès, mais on hurle aussi sans clémence vos défaillances.
Petit retour en arrière
Le 10 mai dernier, Hadja Labib et Alexandre de Croo, Premier ministre, palabrent fermement avec l’Iran pour la libération d’Olivier Vandecasteele. Ce dernier est un travailleur humanitaire belge qui, le 24 février 2022, sera arrêté à Téhéran, arbitrairement emprisonné, retenu en otage pendant 15 mois et accusé d’espionnage. Début 2023, il est condamné à 40 ans de prison et… 74 coups de fouet. L’opinion publique belge est scandalisée, révoltée et attend des Affaires étrangères de travailler sans relâche à la libération de l’humanitaire.
Pour Hadja Lahbib, cette affaire ultra-médiatisée est celle où on l’attend pour juger de son envergure et de sa capacité à mener des négociations avec un pays comme l’Iran. Quelque mois plus tard, un autre dossier concernant des Iraniens s’invite sur la table du gouvernement: le Maire de Téhéran, Alireza Zakani, sollicite un visa pour lui-même ainsi qu’une délégation pour venir participer au Brussels Urban Summit organisé par le réseau international de villes Metropolis.
Tout cela se négociant en temps réel, comment refuser des visas alors qu’on marche sur des œufs pour essayer de sortir notre compatriote des griffes des prisons iraniennes ? Et quid si le refus de recevoir le dignitaire iranien, membre de l’organisation Basidji, une force paramilitaire mise en place en 1979 par Khomeini (qui a réprimé dans le sang la révolte des étudiants à l’Université de Téhéran en juillet 1999, en autre) avait conduit à faire capoter toute la négociation ?
Or plutôt que d’avancer cette explication, Hadja Lahbib choisit une autre stratégie. Interrogée au Parlement fédéral le 15 juin, elle renvoie toute la responsabilité de la délivrance des visas au Secrétaire d’État régional Pascal Smet, organisateur du Brussels Urban Summit. Dans sa réponse aux parlementaires, la Ministre des Affaires étrangères a également entretenu un sous-entendu juridiquement erroné, à savoir que la logique du fédéralisme imposait de suivre la demande de l’autorité régionale alors que la délivrance des visas relève en réalité d’une compétence exclusive de l’autorité fédérale et donc en dernier ressort… de la Ministre Hadja Lahbib.
Le 18 juin, le ministre régional est contraint à la démission. L’acte est largement salué et se mue en boomerang pour Hadja Lahbib qui est sommée de revenir s’expliquer sur les détails de l’affaire devant le Parlement et en streaming direct sur les sites de tous les grands médias belges.
Si la condition était d’éviter de froisser le régime iranien pendant la négociation de la libération de l’otage Olivier Vandecasteele, n’aurait-il pas mieux valu à Hadja Lahbib d’avancer immédiatement cette explication plutôt que d’avouer dans la précipitation, et de faire porter le chapeau au secrétaire d’État régional bruxellois Pascal Smet. L’invitation pour la délégation iranienne c’est lui, la pression pour obtenir les visas c’est lui aussi, dira-t-elle « Pascal Smet a expressément demandé à mes services de ne pas s’opposer ». Soit, drôle d’imbroglio, processus de demande des visas en cours et finalisation de la négociation pour la libération de l’humanitaire en même temps. Deux dossiers brulants sur la même pile, l’un sous l’autre, mais ce serait Pascal Smet la cause du problème.
L’administration des Affaires étrangères refuse dans un premier temps les visas elle n’est en principe pas dans les petits papiers des négociations entre la Belgique et l’Iran- puis finira par les délivrer. Si le travail diplomatique belge visait la libération d’Oliver Vandecasteele, ce sont néanmoins trois autres otages qui seront libérés en sus lors de l’opération Blackstone, un Danois et deux Irano-Autrichiens. L’enjeu est grand, faut-il tout risquer pour des visas ? « une vie vaut bien un visa » dira le Premier ministre belge Alexandre de Croo, mais trop facile pour les partis d’oppositions qu’ils soient francophones ou néerlandophones.
Hadja Lahbib a été dévorée par les lions de l’opposition en Commission des relations extérieures ce mercredi 21 juin. Elle s’est montrée fragile comme un oisillon tombé du nid. Aucun argument n’a su convaincre les députés de la majorité comme de l’opposition, à l’exception de ceux de sa propre force politique. « Prenez vos responsabilités », « Dites-nous la vérité », « Pourquoi avoir menti ? », « Vous n’avez pas été sincère et avez omis de nous dire les choses clairement »… Quatre heures d’invectives pour l’ancienne Boraine qui découvrait que la politique est la plus grisante des fonctions, mais aussi la plus impitoyable.
Une nouvelle audition, et donc un nouvel épisode de dramatisation politique, est prévue ce lundi 26 juin à 17h devant la Commission des relations extérieures.