Rencontre avec Ivan Riabchyi, éditeur et traducteur, il vient de traduire et de publier en ukrainien « Tintin au pays des Soviets »

Divercite.be a rencontré Ivan Riabchyi, traducteur, éditeur, journaliste ukrainien. Il nous parle de sa passion pour la langue française et de la guerre qui frappe son pays depuis 6 mois déjà.

Ivan Riabchyi, parlez-nous un peu de vous ?

Ivan Riabchyi : Je suis né en Ukraine, encore soviétique, en 1978. Je me souviens même un peu de la mort de Brejnev, j’avais alors 4 ans, ce qui ne me rajeunit pas. J’ai évidemment des souvenirs encore très nets de l’Union soviétique. Ce qui est amusant et paradoxal c’est que ma famille parlait le russe. Nous parlions l’ukrainien à la maison, mais c’était une langue passive. C’était même dangereux de le parler à l’extérieur.

Les livres ukrainiens étaient interdits ?

Ivan Riabchyi : Non, on pouvait les trouver en librairie, mais à l’école, tout était en russe. L’ukrainien était considéré comme une deuxième langue. On pouvait choisir d’étudier la langue ukrainienne en tant que deuxième langue mais les parents étaient alors convoqués chez le directeur qui les questionnait sur ce choix de langue. Ils étaient alors observés de plus près, car soupçonnés de nationalisme et de patriotisme. Personnellement, j’ai eu de la chance, car, dans le système scolaire soviétique, on aimait tenter des expériences d’enseignement. Dans mon école, on a voulu tester des cours de français et c’est comme cela que je l’ai étudié dès l’âge de 6 ans, jusqu’à en faire aujourd’hui mon métier. Je vis avec cette langue et elle fait partie de moi.

 Comment êtes-vous devenu traducteur ?

Ivan Riabchyi : À l’université j’ai étudié la littérature française. À l’époque,  je me destinais plutôt à l’enseignement. À la fin de mes études et lors de la rédaction de ma thèse sur «Madame Bovary», un ami m’a dit que pour mieux comprendre le texte et aller jusqu’au bout de mon travail, il fallait que je  traduise le roman. Je connaissais la version en russe. Celle en ukrainien traduite par Mykola Loukache date des années 1960. J’ai alors commencé à traduire le roman. C’est à ce  moment-là que j’ai compris que l’ukrainien était pour moi une langue tout à fait naturelle, inscrite dans mon ADN, beaucoup plus souple que la langue russe. Dans l’ukrainien, il existe beaucoup de synonymes et de nuances linguistiques, enrichis par une vraie multiculturalité : Roms, Allemands, Turcs, Grecs, Polonais, Arabes… que le pays a toujours connu. J’ai enseigné un moment à l’université, le français et l’anglais tout en travaillant à ma thèse de doctorat et aussi en traduisant des textes. J’ai commencé par traduire Houellebecq, pour mon plaisir, puis un ami m’a informé qu’une revue à Kiev publiait des traductions et c’est comme ça que tout a commencé pour moi.

Comment en êtes-vous venu à l’édition ?

Ivan Riabchyi : En 2016 j’avais déjà un nom connu, reçu des Prix et j’avais beaucoup de contacts. J’étais le traducteur d’Houellebecq, d’Éric Emmanuel Schmidt, Patrick Modiano… mais il y avait toujours des livres que je ne parvenais pas à faire publier. À l’époque, j’avais un partenaire avec qui je collaborais déjà et qui était grand amateur de BD et de Tintin. Il m’a dit un jour « Je ne veux pas que quelqu’un d’autre publie Tintin en Ukraine, toi tu sais tout faire dans l’édition, tu veux qu’on le fasse ? » J’ai d’abord refusé, je ne me voyais pas devoir gérer toutes les facettes administratives d’une maison d’édition. Puis finalement j’ai accepté. Nous avons alors écrit à l’éditeur de Tintin, Casterman, pour obtenir les droits. Nous avons aussi publié quelques auteurs belges. Je tenais aussi à éditer Hervé Guibert parce que son homosexualité et sa maladie, le SIDA, avaient difficilement trouvé amateur.

Vous avez aussi traduit « L’ivresse des livres » de l’écrivain belge Jean Jauniaux, comment avez-vous découvert cet auteur ?

Ivan Riabchyi : J’étais en résidence au Collège européen des traducteurs littéraires de Seneffe. Jacques De Decker ( journaliste et écrivain belge décédé en 2020), qui venait souvent, m’a parlé de Jean Jauniaux. Nous sommes alors devenus amis et j’ai décidé de le traduire dans la collection que j’ai fondée et qui s’appelait : «Benelux». Nous avions commencé avec l’écrivain gantoise Nicoles Verschoore, aujourd’hui décédé (c’est en français qu’elle a rédigé l’essentiel de son œuvre littéraire), puis poursuivi avec Jean Jauniaux et d’autres très prochainement encore en discussion.

La littérature française était-elle appréciée par les Ukrainiens ?

Ivan Riabchyi : Oui, beaucoup. Mais plus globalement la culture française a toujours été très appréciée en Union soviétique. Les comédies françaises, la tour Eiffel… l’image de la « belle France » et la Belgique aussi. L’Ukraine a hérité de cette fascination. La BD, par contre, ne fait pas partie de la culture ukrainienne. Ça commence à peine à se développer. Le peu connu est lié au cinéma comme Astérix et Obélix, par exemple, ou Marvel grâce à Hollywood. Tintin  reste assez méconnu. Pour notre première traduction « Tintin au pays des Soviets », qui est aussi un peu notre histoire, nous avons lancé une grande campagne de promotion.

Quel livre a été le plus difficile à traduire pour vous ?

Ivan Riabchyi : Georges Bataille, « Histoire de l’érotisme ». Cela m’a pris une année de travail, en 2020, pendant le confinement. Le plus douloureux, je dirais celui d’Hervé Guibert : « À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie ». Le plus amusant, celui d’Hervé Le Tellier : « l’Anomalie».

Pour terminer notre entretien,  nous ne pouvons ne pas évoquer la guerre en Ukraine. Quel est votre sentiment sur ce qui se passe dans votre pays ?

Ivan Riabchyi :  Je vous avoue que je vis des instants très durs. C’est émotionnellement très difficile. Je vis à Kiev depuis 17 ans. J’aime cette ville. Au début, la ville était vide, mais toujours avec un moral assez haut. Aujourd’hui et depuis le mois de mai, la vie reprend. L’espoir est là et la certitude que nous allons gagner. C’est une guerre psychologique aussi. Nous vivons 24/24h dans l’angoisse. Dans la Russie de Poutine, la guerre est une véritable religion. D’ailleurs la plus grande de leur fête «La fête de la victoire» se célèbre le 9 mai. Avec des paramilitaires et des enfants déguisés en soldats dans les rues. Cela n’existait pas en Ukraine, mais aujourd’hui, depuis l’invasion russe, nos enfants jouent à la guerre comme nous lorsque nous étions enfants, dans les années 1980, à l’époque de l’Union soviétique.

Que pensez-vous du soutien international envers l’Ukraine ?

Ivan Riabchyi : Nous sommes très reconnaissants de l’aide apportée et notamment de l’Europe. Quoique dans les pays européens cela dépend encore. La Grande-Bretagne est notre grand ami, pour la Hongrie c’est compliqué. Mais globalement, dès les premiers jours de l’invasion, j’ai reçu des messages de beaucoup d’amis à travers l’Europe.

Quelles projections faites-vous  ?

Ivan Riabchyi : Ce que je peux dire c’est qu’en 6 mois, le pays a totalement changé. Ce ne sont pas forcément des changements négatifs. Le russe, par exemple, a toujours été une langue très présente en Ukraine. Depuis l’invasion, les gens qui ne connaissent pas l’ukrainien veulent maintenant l’apprendre et refusent dorénavant de s’exprimer dans la langue de celui qui a tué et violé. Autre grand changement très surprenant : une proposition est faite pour permettre l’union civile pour les gays. En janvier 2022, si quelqu’un nous avait dit que le Président et le Premier ministre feraient cette proposition de loi au parlement, nous ne l’aurions jamais cru. Les Ukrainiens, aujourd’hui, sont prêts pour cette loi et c’est un effet indirect de la guerre et de la volonté de l’Ukraine de se tourner plus que jamais vers l’Occident.

 

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